La religiosité doit être une conviction profonde et librement consentie, non une contrainte plus ou moins bien vécue.
On n’a pas fini de parler de la passionnante étude statistique sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc(1) dont TelQuel a publié, la semaine dernière, quelques-uns des chiffres les plus frappants. Il y a là-dedans de quoi affirmer tout et son contraire : que les Marocains sont tolérants ou qu’ils ne le sont pas du tout ; qu’ils sont ouverts sur l’Autre ou qu’ils le rejettent ; qu’ils sont séduits par un islam rigoriste ou qu’ils s’en méfient, etc. Mais le plus remarquable, c’est que ces options,souvent contradictoires, ne divisent pas la société en camps opposés. Ce qui frappe, ce qui interpelle véritablement, c’est que ces contradictions semblent traverser les mêmes individus. Il suffit de recouper quelques chiffres pour le comprendre.
Prenons, par exemple, les cérémonies de mariage. Si 41% des Marocains déclarent y désapprouver la mixité, 67% d’entre eux y assistent pourtant volontiers, même si elles sont mixtes. À ce niveau, déjà, la contradiction interpelle. Mais cela devient quasiment surréaliste quand on pense que les fêtes de mariage non mixtes… n’existent pas au Maroc (ou alors à un niveau statistiquement négligeable) ! Autre sujet, plus politique cette fois : 25% des Marocains, nous apprend cette étude, pensent que la religion devient dangereuse quand elle se mêle de politique, et 41,5% pensent que les hommes politiques ne doivent en aucun cas se mêler de religion. Et pourtant… 88% pensent que l’islam apporte des solutions à tous les problèmes politiques ! Vous y comprenez quelque chose, vous ?!
Comment expliquer que sur ces questions comme sur beaucoup d’autres, les Marocains prônent le contraire de ce qu’ils font, ou pensent la chose et son contraire ? Que les trois éminents professeurs qui ont mené cette fascinante enquête me permettent de proposer une explication très terre à terre, loin de la science et de l’abstraction : peut-être, tout simplement, sommes-nous un peuple mal dans sa peau, à force de vivre en contradiction avec nos aspirations… ou à force d’avoir des aspirations contraires à nos vies. Et à quoi donc est dû ce malaise structurel ? Peut-être et tout simplement au fait que, en matière religieuse, nous n’avons pas le choix.
Au Maroc, nous ne sommes pas musulmans parce que nous l’avons choisi, mais parce que, par la force de la loi, nous naissons ainsi. Or l’islam, comme toutes les religions, est d’abord et avant tout une philosophie de vie. Une philosophie qui nous permet de nous élever, de devenir sereins, généreux et altruistes… mais à une condition : que le choix d’y adhérer découle d’une conviction profonde et librement consentie, et non d’une contrainte légale plus ou moins bien vécue selon les individus.
Beaucoup, par ignorance ou par calcul politique, assimilent la laïcité à l’athéisme. Cela n’a pourtant rien à voir. La laïcité n’est rien d’autre qu’un cadre juridique qui offre aux gens la liberté de croire ou de ne pas croire, et qui assure à tous, croyants et non croyants, les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce cadre génère deux catégories d’individus : des croyants convaincus et sereins, ou des non croyants déculpabilisés.
Les systèmes comme le nôtre, qui font de la religiosité une obligation, génèrent, eux, deux catégories principales d’individus : les non croyants qui se sentent coupables, et les croyants qui se sentent le droit de condamner les autres. Ce qui aboutit immanquablement à des sociétés tendues, des sociétés où l’on se ment, où l’on s’épie et où l’on se juge, des sociétés schizophrènes, oppressives et oppressantes… Comment, dans ces conditions, accéder à la sérénité, la générosité et l’altruisme ?
Voilà pourquoi, encore une fois, la laïcité est un modèle vers lequel nous devrions tendre. Pour le bien de la société, mais aussi pour le bien… de la religion !
Source: TELQUEL