Au départ, une soirée privée à Ksar El Kebir, et des rumeurs malsaines… à l'arrivée, des émeutes populaires, des vies brisées, et un scandale national.
Ksar El Kébir n'a probablement jamais été autant médiatisée qu'en 2007. En l'espace de sept mois à peine, cette ville de 100 000 habitants (d'après les statistiques de 2004), nichée à mi-chemin entre Rabat et Tanger, mais restée à la marge de l'axe autoroutier qui sépare les deux villes, a eu les honneurs de l'actualité nationale. Le 1er mai 2007, déjà, des militants des droits de l'homme y ont été interpellés et poursuivis en justice pour “slogans (proférés en public) portant atteinte aux valeurs sacrées”. Résultat : cinq hommes, tous membres de la section locale de l'AMDH, ont été condamnés à 3 ans de prison ferme. Une peine révisée à la hausse en appel (4 ans) qu'ils ont commencé par purger à Ksar El Kébir même, avant d'être transférés à la prison voisine de Souk El Arbaâ, toujours dans le Gharb.
Et voilà donc que, sept mois plus tard, Ksar El Kébir revient à l'actualité. Le décor est globalement resté le même : manifestations publiques, interpellations, participation active de la section locale de l'AMDH. “Seul” l'enjeu a changé : les manifestants, cette fois, n'ont pas pointé le chômage et la corruption supposée de nos gouvernants, ils ont choisi de décréter une gigantesque chasse à l'homo.
Tout a commencé le 19 novembre quand F. (on l'appellera ainsi pour éviter de dévoiler sa véritable identité comme cela a été, hélas, fait par une partie de nos confrères de la presse écrite), une célébrité locale, connu pour ses activités de “guerrab”, a décidé d'organiser une soirée privée dans une maison du quartier populaire de Hay Diwan, habituellement réservée aux célébrations de mariages. La “party” ne passe pas inaperçue.
“F. n'a pas la réputation d'un saint homme, plutôt celle d'un libertin dont les moindres faits et gestes sont épiés par tout Ksar El Kébir”, nous explique cette source locale. La soirée du 19 novembre a, en plus, quelque chose de particulier : elle ressemble à une cérémonie rituelle, avec animation gnaouie et, poussé sur la piste de danse, un homme… déguisé en femme.
Le lendemain, la colère gagne progressivement la ville. Car la rumeur, selon laquelle un “mariage homosexuel” aurait été organisé la veille, s'y répand comme une traînée de poudre. Tout s'enchaîne. Des enregistrements vidéo, probablement captés par l'un des invités de la soirée, circulent sur Youtube, La Mecque du Net. Le 21 novembre, une surprenante pétition voit le jour. Adressé au procureur général de la ville, le document appelle à “l'ouverture d'une enquête officielle sur la célébration d'un mariage homosexuel (à Ksar El Kébir)”. Le texte soutient même que, à l'instar d'un mariage “classique”, la supposée noce homosexuelle s'est tenue en deux jours, “le 18 novembre, jour de la Fête de l'indépendance, et le 19 novembre”. La pétition, qui a des allures de plainte en bonne et due forme, surprend par l'identité de ses signataires. AMDH, PJD, Al Adl Wal Ihsane, Al Badil Al Hadari, ainsi que d'obscures associations locales. Le rouleau compresseur est en marche et la presse écrite s'en mêle, répercutant à coups de manchettes surdimensionnées “le mariage d'homosexuels à Ksar El Kébir”. Nourrie par des prêches incendiaires le vendredi suivant, la vindicte populaire s'étend dans cette ville où, d'après plusieurs indicateurs, cohabitent trafiquants en tous genres et de fortes succursales des mouvements islamistes.
La suite est un mouvement de foule collectif, hystérique, qui ressemble bien à des émeutes populaires. Au moins mille personne (cinq à dix fois plus, assurent certaines sources non officielles) sont lâchées dans la nature, les yeux rouges de colère, demandant “justice, sanctions et réparation”. La foule veut d'abord en découdre avec la propriétaire de la maison ayant abrité la fête. Le commerce d'un bijoutier de la ville, figurant parmi les invités de la soirée, est saccagé. Idem pour le domicile de F., d'où des assaillants en colère contre “l'affront” fait à leur ville repartent avec des caisses de bière ! Au centre-ville, les forces de sécurité, rameutées en grands renforts, font usage de leurs matraques. Le rodéo se poursuit pendant plusieurs heures et huit personnes parmi les “manifestants”, pour la plupart des jeunes, sont arrêtées puis relâchées. F., entre-temps, s'est évanoui dans la nature. Tout comme ses principaux invités.
Mais la pression de la rue ne s'estompe qu'à partir du moment où une nouvelle rumeur gagne rapidement la ville : “On a arrêté les homosexuels”, répercute-t-on ainsi de proche en proche. Effectivement. Six personnes parmi les (supposés) invités de la cérémonie sont mises aux arrêts. “Pour leur plus grand soulagement, certaines d'entre elles ayant vécu leur arrestation comme une protection contre un possible lynchage public”, nous précise cette source proche de l'enquête en cours.
Un autre épisode dramatique, surréaliste, peut alors commencer. Les accusés n'arrivent à convaincre aucun avocat de la ville de plaider leur cause. Toutes les sources consultées sont unanimes : les avocats ont peur des représailles (de la foule en colère). Jusqu'à jeudi, aucune robe noire ne s'était portée au secours des six inculpés. Et, à en croire certaines sources, Mohamed Sebbar, président du Forum vérité et justice (FVJ), et avocat de métier, aurait accepté de prendre en main les dossiers des accusés. Une confirmation qui devrait être confirmée dans les jours qui viennent.
Et l'affaire continue d'enfler. A Ksar E Kébir, une ville déshéritée largement dominée par le PJD (dont la suprématie “politique” a été confirmée lors des élections de septembre 2007) et, plus encore, par la Jamaâ d'Al Adl Wal Ihsane, la seule voix qui arrive à se faire entendre est celle de la “dénonciation”. “Ici, les gens crient d'une seule et même voix, impossible de faire autrement. Ceux qui pensent différemment ont trop peur d'être à leur tour accusés d'homosexualité”, nous dit, sincère, cet habitant de la ville. “Avec une étiquette pareille, on risque d'être pris en chasse par la police, les imams des mosquées, les maîtres d'école, les voisins, etc.”, poursuit notre source.
Le profil du principal “accusé”, F., n'est pas fait pour inverser la tendance. “On dit de lui qu'il a pu maintenir et développer ses activités (de vendeur clandestin d'alcool), en soudoyant certains policiers, voire quelques habitants parmi les “durs” de la ville. Dénoncer ce qui lui arrive aujourd'hui revient à défendre ses choix de vie, ce n'est pas très évident” : voilà, en gros, la “réputation” dont semble jouir F., première victime de l'affaire.
L'effet boule de neige aidant, l'actualité de Ksar El Kébir a fini par atterrir devant le Parlement à Rabat. Répondant, mercredi, à une séance de questions orales, le ministre de l'Intérieur Chakib Benmoussa a ainsi expliqué, tel qu'on peut le lire dans une dépêche de l'agence officielle MAP : “Loin de toute exploitation médiatique et politique de cet événement, il convient de signaler que les premières investigations montrent que cette fête est liée à des rituels qui relèvent du pur charlatanisme”. Benmoussa livre sa version de la cérémonie organisée par F. : “Il (F.) entendait réaliser une vision dans laquelle une femme lui aurait demandé de s'habiller comme elle et d'offrir un présent au saint Sayed Al Madloum”. Le ministre de l'Intérieur, qui appelle directement au calme, assure par ailleurs qu’“il n'a pas été confirmé, à ce jour, qu'il s'agit d'un mariage entre pervertis sexuels comme cela a été rapporté par certaines composantes de l'opinion publique locale”. Une affirmation tout à fait plausible. Contrairement aux rumeurs colportées sur le Net, ou via une partie de la presse écrite, la “party” organisée par F. n'avait, d'après les premiers éléments de l'enquête, rien d'un mariage entre homosexuels (ou “pervertis sexuels” selon la terminologie de la MAP et du ministre de l'Intérieur). Aucune procession (H'diya) n'a eu lieu en public, non plus. C'est sans doute ce qui explique, pour le moment, la prudence de l'acte d'accusation (non officiel) concernant les six personnes arrêtées : “Implication présumée dans des actes contraires à la loi”.
Toujours à Rabat, et à quelques pas du Parlement, le siège de l'AMDH est le théâtre d'une effervescence inhabituelle. Et pour cause : l'ONG a été, via sa section locale à Ksar El Kébir, aux avant-postes parmi les dénonciateurs de la “fête” organisée par F. Une attitude qui a beaucoup surpris, voire déçu, choqué, à l'intérieur même de l'Association. Son vice-président Abdelhamid Amine ne dit pas autre chose : “Cette histoire nous fait du tort, incontestablement. Notre section à Ksar El Kébir a commis une erreur d'appréciation en signant la pétition adressée au parquet de la ville, et on l'a rappelée à l'ordre pour cela. Mais elle n'a pas porté plainte comme cela a été rapporté ici ou là, et elle s'apprête à diffuser un communiqué officiel pour remettre les pendules à l'heure”. Dimanche, en effet, Amine et les autres dirigeants de l'AMDH devraient valider le communiqué en question. Il n'empêche qu'un certain trouble a gagné les esprits des “militants”. L'un d'eux, qui a requis l'anonymat, explique : “On aurait préféré éviter de nous prononcer sur la question de l'homosexualité, parce qu'elle est liée à beaucoup de tabous à la fois. Les gens sont tellement manipulables, religieusement et politiquement, que l'on ne peut qu'avancer sur un terrain glissant”.
Sur les faits, et surtout sur le background et le débat culturel, religieux, juridique, qui la sous-tendent, l'affaire de Ksar El Kébir, dont le procès devrait s'ouvrir incessamment, ne fait que commencer. La suite devra nous indiquer si, comme le craignent plusieurs milieux associatifs, on n'est pas aux portes d'un épisode aussi grotesque que l'affaire dite des satanistes, qui avait entaché le printemps 2003.
Source: TELQUEL